"Les mots qui touchent l'âme - Découvrez la plume de Juliette Norel"
Les mois qui suivent, Juliette se claquemure entièrement dans sa chrysalide de silence.
Elle ne décroche plus aucun appel sur son téléphone, laissant sa messagerie prendre le relais, totalement en standby.
Elle n’a plus la force de se lever le matin pour faire semblant de partir en cours, puisque de toute façon son imposture a été mise à jour, par une facture de cantine remboursée à ses parents. Il avait bien fallu dire la vérité, mentir lui aurait réclamé une énergie qu’elle n’avait plus.
Ses parents l’envoient voir leur médecin de famille qui conclut à une dépression : XANAX/PROZAC, cocktail détonnant à 16 ans De cachets en descente, elle casse tout dans sa chambre, dans le salon, puis s’effondre, l’oreiller trempé du sel de ses yeux. Elle se gave de chocolat et de séries B, en attendant le lendemain, puis le surlendemain. Quand elle croise ses parents dans la maison, Juliette voit dans leurs yeux de la peur, le même regard, peut-être, que celui de Frankenstein face à sa créature. Elle constate que personne n’ose plus la contrarier, qu’on lui parle tout doucement comme à un enfant colérique, ou un malade en convalescence, qu’on l’observe comme une funambule ivre, au bord de la chute, mais on ne tend pas la main, on n’essaye pas de comprendre.
Cette sorte de coma psychotrope dure presque quatre mois, et puis un matin, qui ressemble pourtant à tous les précédents, elle refuse de prendre ses médocs.
Elle ne veut plus, tant pis s’il faut se prendre un boomerang d’émotions dans la figure. Elle refuse de vivre ainsi, puisque ce n’est qu’un simulacre d’existence. Morphée lui avait chuchoté cette nuit, qu’ainsi elle « les » laissaient gagner, et elle savait qu’il avait raison. Malgré son jeune âge, elle comprend que personne ne viendrait à son secours, qu’elle devait reprendre sa vie en main, vaincre ses démons, et puisque qu’elle ne pouvait pas retrouver ses agresseurs, alors d’autres devront payer. Ainsi, Juliette, se remet à faire du sport, à aiguiser ses jambes, à redessiner ses yeux de biche et sa bouche de pin-up. Elle retouche sa frange, revêt des habits sexués et entre en chasse de sa première victime.
Ses parents louent une des chambres du deuxième étage à une étudiante de l’école de commerce proche, une certaine Sophia. Juliette sympathise avec elle. Celle-ci lui présente un soir, un certain Cyrille, élève de la même promo. Plutôt pas mal, même si les filles ne doivent pas se retourner sur son passage non plus, mais bon, il devrait faire l’affaire. Il est si facile à séduire que c’en était presque décevant, un ou deux battements de cils et un rire de gorge plus tard, il lui laisse son numéro de téléphone.
La petite Sophia en rougit de rage, dommage collatéral de la froide colère de Juliette contre les Hommes et leurs attributs haineux. En réalité, elle veut seulement coucher avec lui, puisque de lui, en tant qu’individu, elle n’a que faire. Juste un besoin de tester son corps à elle, dans les bras d’un homme qui ne compte pas. Il n’y a pas de sentiments, pas d’attachement comme avec Éric et c’est sans doute en cela qu’elle sait que c’est possible. Il n’y aura pas de blessure.
Cyrille la désire simplement, et Juliette est résolue à vérifier froidement la profondeur de sa blessure.
Le premier soir, ils se voient seuls, dans sa garçonnière près de la gare. Après l’avoir vaguement courtisée, il la soulève dans ses bras et la porte sur le lit. Comme avec Éric, quelques mois, auparavant, elle tâche de fixer son attention sur ses inspirations pendant qu’il s’attèle à la déshabiller tout en l’embrassant.
Il semble sûr de lui, on sent qu’il était aguerri à cet exercice. Juliette ne tremble pas, elle est totalement absente de son corps, comme si elle se contentait de voler au-dessus de la scène.
Un instant, le bras de Cyrille passe au-dessus de sa tête et cherche un préservatif dans une boite en bois sur l’étagère. À cette même seconde, Juliette prend conscience que les trois monstres qui l’ont souillée ne s’étaient certainement pas protégés. Depuis des mois, elle n’avait même pas réalisé qu’elle aurait pu tomber enceinte, voire bien pire…
Il faudrait qu’elle fasse le test de dépistage des MST.
Et merde Juliette ! t’es vraiment trop conne
La violence de cette réalité et de cette menace silencieuse la cloue sur le matelas. Elle ne se rend même pas compte du sexe de Cyrille qui pénètre le sien. Rien. Hormis un corps étranger qu’elle a juste envie de chasser, immédiatement, puisqu’il ne sert à rien. Elle a sa réponse. Au lieu de ça, elle le laisse bravement finir sa « besogne » attend à peine qu’il n’ait repris sa respiration pour sauter sur ses jambes, se rhabiller et filer dans la nuit. Elle retourne le voir, quelques soirs d’ennui, comme pour aiguiser ses armes dans les combats qu’il reste à venir. Pour apprendre l’art du plaisir, comme une mante religieuse apprend à utiliser ses mandibules.
Puis elle se lasse de son manque cruel d’originalité.
SUIVANT !
C’est toujours, par l’intermédiaire de cette cruche de Sophia qu’elle rencontre ensuite un joueur de foot de l’équipe locale, appelé Yohann et dont le coloc fait du covoiturage avec elle, quand elle rentrait à Chartres.
À peu près le même scénario qu’avec Cyrille, pas de sensations physiques, juste une déception de plus et l’attente de la fin, pour rentrer se doucher et réaliser encore davantage à quel point elle est cassée de l’intérieur. Avec lui, elle teste d’autres limites, d’autres endroits ou d’autres acrobaties, apprend l’art de la simulation pour que ça se termine, mais toujours le même constat.
Il y eut plusieurs hommes de passage, qui ne lui apportent aucun réconfort, à peine quelques roses offertes ou deux trois pains au chocolat. Il lui faut trouver autre chose, tout ça ne rime à rien. Elle prend conscience qu’elle ne fait que se salir encore davantage avec ces corps inconnus, puisqu’elle leur donne ce qu’ils désirent, mais se perd encore, toujours un peu plus. Elle s’était lamentablement leurrée ; ce n’est pas comme ça qu’elle reprendrait le contrôle de son existence qui continue inexorablement de partir à la dérive.
La première chose qu’il lui semble évidemment, c’est qu’elle doit quitter cette maison qui n’était jamais devenue son foyer.
Mais à 16 ans, avec juste le Brevet des Collèges, que faire ? La voix de l’apprentissage lui tend les bras. Elle hésite entre fleuriste et serveuse.
Fleuriste parce qu’elle adore les fleurs ; les sentir, les assembler, leur faire raconter des histoires et les regarder s’épanouir.
Serveuse, parce qu’elle savait qu’elle trouverait toujours du travail dans cette branche qui peinait à recruter.
Alors elle dépose des candidatures, fait « PLOUF-PLOUF » avec le destin : le premier qui répondrait ferait pencher la balance.
Un hôtelier en l’occurrence. Et c’est ainsi qu’elle commence sa formation de porteuse d’assiettes dans un restaurant gastronomique, près de la gare. Elle est comme ça Juliette, elle joue son destin sur un coup de poker avec le Destin. Tout un monde de servilité à découvrir, apprendre à marcher sur des talons hauts, les bras chargés de porcelaine, un sourire carmin plaqué sur son visage concentré, éviter les chutes et sourire encore. Comme si rien au monde ne lui faisait davantage plaisir que de porter des assiettes et de rester debout à regarder d’autres les manger.
Jupette noire et tablier blanc, tout un programme. Dès la première semaine, elle sait qu’elle déteste, qu’elle n’est pas à sa place, mais, toujours déterminée à partir de chez ses parents, elle se résout à s’accrocher. Après tout, ce n’est pas le bagne, peut-être finira t’elle par apprécier ce travail qui lui offrirait l’indépendance tant désirée. Les doigts qui claquent dans les airs, les yeux qui se moquent ou désapprouvent, elle fait le dos rond. Jusqu’à un midi, en fin de service où le chef de salle qui la frôle en permanence dans l’exiguïté de l’office a l’audace de plaquer sa main sur une des fesses de Juliette.
Elle pivote sur ses talons et le gifle à toute volée avant de retourner en salle finir le dressage de ses tables. Lorsqu’elle se faufile dans les étages, pour revêtir son uniforme cette fin d’après-midi-là, une des serveuses l’interrompt, elle est convoquée chez le directeur, immédiatement. Encore en civil, on la somme de s’excuser. Elle croit d’abord à une mauvaise plaisanterie, mais s’aperçoit vite du sérieux du patron. Muette de rage, elle crispe les mâchoires et rend son tablier.
Furieuse, elle rentre chez elle, parlant toute seule sur le trajet qu’elle connait par cœur.
Pour autant, elle n’envisage pas de reprendre le lycée général.
Alors, ses parents la considérant comme une grenade dégoupillée, cèdent et lui trouvent, la bouche pincée, une place au lycée professionnel de Guérande dans une classe de BEP hôtellerie, en internat.