"Les mots qui touchent l'âme - Découvrez la plume de Juliette Norel"
Pendant une poignée de semaines, le temps d'une accalmie, Juliette profite de sa bande de copines pendant que sa soeur est au centre de loisirs et que ses parents travaillent. Elle est tranquille, sereine et aimerait que cette période d’insouciance, jamais, ne cesse. Pas de nouvelles de François et plutôt se décolorer les cheveux que prendre le risque de le rappeler. Par principe, elle boude Isabelle, qui l’a vendue à l'ennemi. Même si elle sait, bien sûr, que c’était pour son bien, elle ne digère pas que sa copine ait cédé de la sorte aux injonctions parentales. Elle appréhende déjà le mois d’août qui annonce les vacances familiales dans le Pays basque ; avec eux, règne un climat de fausseté résignée qui glace l’atmosphère. Les repas de famille sont indigestes, malgré les babillages futiles qui dissimulent si mal le malaise ambiant.
Ils n’ont jamais reparlé de la fugue, après ce fameux week-end. Comme si... il fallait faire comme si rien ne s’était passé, comme on évite une flaque au sol au pied qui pourrait tacher leurs chaussures ou éclabousser leurs pieds.
Plus tard, pourtant, elle repensera à ces quelques jours avec une nostalgie colorée, comme étant les tous derniers avant que toute sa vie ne bascule dans l’obscurité.
Mi-août, ils s’installent donc tous les quatre pour une quinzaine de jours, dans une maison louée à Biarritz en plein centre-ville. Juliette fuit le plus possible la compagnie de ses parents, toujours flanqués de la petite Fanny. Elle sympathise avec une certaine Delphine en vacances elle, aussi, logeant dans un immeuble tout proche. Elles discutent, se promènent, vont se baigner à la plage la plupart du temps. Un matin, alors qu’elles sont à la piscine en train de rire aux éclats de se voir ridicules avec leurs bonnets de bain, un groupe de trois garçons les aborde et les drague un peu. Juliette, bien que réticente au départ, se laisse troublée par le plus âgé d’entre eux, Grégory. Il a dix-huit ans, vient de région parisienne pour faire du surf, conduit une moto, arbore un immense tatouage tribal sur le bras et est très mignon dans son genre. Le genre surfeur d'une série américaine en somme : blond, les cheveux mi-longs, très musclé, l’air sûr de lui et un sourire hollywoodien. Les deux autres sont un peu plus jeunes, encore mineurs, et beaucoup plus insignifiants : Jules et Florian. Delphine semble elle aussi, sous le charme de Greg.A priori, il doit savoir qu’il exerce un certain pouvoir de séduction auprès de la gent féminine. Il émane de lui, une aura d’insolente confiance et de sex-appeal mêlés. Tous les cinq passent du temps ensemble, jusqu’au soir où, Greg, glisse sa main dans celle de Juliette et l’emmène sur la Grand Plage, plantant net les quatre autres sur place. Juliette est fascinée par la simplicité sans-gêne de ce type qui suit ses envies sans se soucier de ce que les autres pourraient en penser.
Derrière des rochers, il l’embrasse comme jamais personne auparavant, comme un homme et pas comme le ferait un garçon. Quand elle sent ses mains se faufiler sous sa jupe et son corps devenir pressant contre le sien, elle a peur du désir qu’elle sent gonfler. La nuit noire les entoure, une angoisse diffuse s’insinue, elle le repousse et prétend devoir rentrer. Il passe la main dans ses cheveux mi-longs pour les recoiffer, sourit et lui dit :
“Ok, Cendrillon, passe me chercher à l'hôtel demain matin, on ira se balader “
Juliette s’éclipse, fait le chemin de retour seule, s’arrête un instant sous un porche pour réajuster sa petite jupe et vérifie ses cheveux dans un rétroviseur.
D'un air désinvolte, elle pénètre dans la maison dit quelques mots à ses parents et rejoint Fanny endormie dans la chambre qu’elles partagent.
Elle est troublée par sa soirée et peine à s’endormir, se sentant comme un papillon à la lumière d’un réverbère, attiré presque malgré lui par la lumière. Le matin assez tôt, elle se lève, se prépare, enfile une robe noire à fleurs et une chemise violette irisée, puis prend un petit déj’ rapide, vérifie la pendule et alors que ses parents et sa petite sœur partent au marché elle regarde par-dessus les murs du jardin si le volet de la chambre de Delphine est levé. Elle aimerait la voir pour lui raconter l’épisode avec Greg, mais sa copine semble encore dormir, alors, Juliette décide d’aller le chercher à son hôtel. La chambre qu’ils louent tous les trois, est située au rez-de-chaussée surélevé au-dessus d’un bar. Elle grimpe la volée de marches qu’elle connaît pour l’avoir déjà empruntée.
Elle s’arrête un instant pour écouter les bruits qui sortent de la chambre, les garçons sont réveillés, la porte est entrouverte, ils semblent parler d’une fille, mais Juliette n’entend pas tout.
Elle toque, attend qu’on lui accorde le droit d’entrer, pousse la porte et sourit, hésitante. Grégory est allongé sur son lit.
La chambre meublée, sommairement, comporte deux lits jumeaux simples et un lit double avec un cadre en bois. Les garçons se taisent quand il lui fait signe de rentrer et de s’asseoir près de lui. D’un coup, cette scène lui paraît étrange et la met très mal à l’aise. Ils sont tous les trois en caleçon et Juliette, à quinze ans, n’a pas l’habitude de voir des garçons si peu habillés.
Elle a l’impression d’être une intruse, ne se sent pas à sa place.
Pourtant, elle s’assoit sur le lit en tirant sur le bas de sa robe. Les garçons échangent un regard puis comme si Greg avait lancé un ordre silencieux, Jules et Florian se lèvent, quittent la chambre et ferment la porte. Une vieille porte en bois, avec une serrure à l’ancienne.
Greg lui prend la main et l’allonge à côté d’elle.
Il l’embrasse dans le cou et descend de plus en plus vers sa poitrine. D’abord enivrante, l’insistance de ce baiser la fait rapidement se raidir, elle réajuste sa robe pour l’empêcher de dévoiler son soutien-gorge. De sa main gauche, il remonte le long de ses cuisses tout en continuant de plaquer sa bouche contre son corps, Juliette se crispe, et lui demande d’arrêter.
Pendant qu’il continue à faire semblant de ne pas entendre, elle perçoit par-dessus les bruits de bouche de Greg, un bruissement derrière la porte et voit un iris marron la fixer à travers la serrure, orpheline de clef. Quelqu’un est en train de les observer ! Elle se relève d’un bond, repousse violemment Grégory et va pour sortir. Mais soudain, la porte s’ouvre, les deux autres s’engouffrent dans la chambre, et ferme à l’aide d’un antique trousseau apparu comme par magie. Juliette essaye de les esquiver et de passer derrière eux, mais Julien l’attrape par le bras et la jette sur le lit, en la faisant pivoter, comme une pauvre poupée.
Elle hurle, Grégory la gifle à toute volée. Sonnée, elle retombe sur le lit, tente de se relever, mais un bras de titan la retourne sur le ventre et la maintient ainsi en appuyant sur son dos, au creux de ses reins. Une autre main qu’elle n’identifie pas, plaque sa nuque contre le matelas, l’empêchant presque de respirer. D’autres mains encore, comme sortantes d’un monstre aux multiples bras lui enserrent les chevilles. Elle est immobilisée, ses cris désespérés s’étouffant, en vain dans les draps. Elle sent le goût alcalin de ses larmes dans la bouche et entend ses propres suppliques assourdies par le textile qui entrave son visage.
Brusquement, on lui arrache sa petite culotte. Elle essaie de tortiller son corps pour échapper à l’emprise, on lui répond par des rires. Soudain, une déchirure dans ses entrailles, comme une épée qui pénètre et fouille son intimité dans un va-et-vient d’une violence si inouïe qu’elle lutte pour ne pas s’évanouir.
Au moins rester consciente… Ne pas céder.
Il y aura trois épées, à tour de rôle.
Elle ne voit toujours rien d’autre que le blanc du drap mouillé et zébré du noir qui coule de ses yeux. Lorsqu’une main se dégage, elle est aussitôt remplacée par une poigne encore plus féroce. Et toujours ce va-et-vient incessant et ces garçons qui s’exhortent au-dessus de son corps prisonnier. Elle voudrait quitter cette enveloppe charnelle abîmée, malmenée ; devenir papillon pour s’envoler, ne plus rien sentir de ces coulures visqueuses et chaudes sur ses cuisses et cette douleur cuisante, violente, juste devenir éthérée.
Lorsqu’ils arrêtent de s’agiter au-dessus d’elle, des dents lui mordent une fesse, comme un dernier outrage, une marque au fer rouge pour l’asservir encore davantage. Puis l’emprise des mains s’évanouit enfin. Ils s’éloignent dans la chambre en discutant et riant comme si de rien n’était, la laissent inerte sur le lit souillé. Juliette n’ose pas bouger franchement, mais tourne légèrement la tête pour respirer et regarder la scène autour. Elle les voit alors sur un des lits jumeaux, en train de rouler ce qui semble être un joint.
La porte de la salle de bain est ouverte, à une enjambée ou deux du lit, juste en face d’elle.
Derrière un pan de cheveux, Juliette regarde ses bourreaux, qui l’ignorent complètement. Elle était juste une distraction qui a fini de les amuser et qu’ils laissent traîner, inutile, comme la poupée de chiffon qu’elle est devenue sous leurs griffes. Elle ne sait combien de temps à durer son calvaire, ni ce qu’il va se passer maintenant. Ils vont sans doute faire quelque chose, quand ils auront écrasé leur pétard et ne vont certainement pas laisser choir une poupée désarticulée.
Elle doit bouger : « Maintenant, Juliette ! » S’enjoint-elle intérieurement. Un dernier coup d’œil à la meute, puis elle roule sur le dos, récupère ses sandales au pied du lit, saute dans la salle de bain et tourne le verrou.
Elle se fige devant le miroir crasseux et observe l’image qu’il lui renvoie, ses yeux exorbités de terreur et de haine, son visage, marbré de noir, ses longs cheveux, ébouriffés. Son ventre se révulse, elle vomit. Quelqu’un essaie d’ouvrir la porte de son refuge, elle voit la poignée se baisser et se relever sans cesse, ça tambourine…
Putain, mais je fais quoi ? Peine-t-elle à réfléchir.
Faut que je me barre. Mais elle ne peut se résoudre à passer devant eux, c’est ce qu’elle a essayé de faire tout à l’heure, et ça entraîné... Tout ça. Elle refuse, ne serait-ce que mentalement, de nommer ce qui vient de se passer.
Tant pis, elle ouvre la fenêtre, regarde en bas pour estimer la hauteur. En dessous, c’est la terrasse encore déserte du bar, pourtant déjà ouvert à cette heure du matin. Si on est toujours le matin, elle ne sait plus. De toute façon, elle est déjà morte à l’intérieur, ce corps n’est plus, alors...Elle saute.
Ses pieds absorbent le choc, plus violent quand même que ce qu’elle imaginait. Une de ses chevilles a morflé, mais qu’importe, elle entre en courant dans le bar, quelqu’un l’interpelle, elle ne répond pas et trace, à bout de souffle.
Ses yeux continuent de pleuvoir, tandis qu’elle court dans les rues biarrotes jusqu’au porche de la veille. Mais était-ce seulement la veille ? Ou il y a une centaine d’années ?
Elle ne sait plus…
Juliette tente de contrôler les tremblements de ses membres et effacer les coulures de son maquillage, remet de l’ordre dans sa tenue, ajuste sa robe restée intacte, referme sa fine chemise.
Et s’aperçoit qu’elle a oublié sa petite culotte...Cette simple idée fait renaître le flot des larmes qui venaient seulement de se tarir un peu.
Elle pense à ce petit bout de coton blanc fleuri qui ne lui avait pas servi de rempart contre l’ignominie, mais qui fera peut-être office de sordide trophée aux loups qui lui ont volé son innocence. Prostrée sous son porche d’accueil, elle regarde le ciel, comme pour trouver dans la blancheur immaculée des nuages d’été, d’impossibles réponses à l’inexcusable.
Elle se sent poisseuse, tachée de leurs peaux, puante de leurs odeurs, comme recouverte d’une boue fétide et collante. Même le simple fait de respirer lui fait mal. Sa peau la démange, la brûle comme sous la morsure d’innombrables parasites invisibles. Se laver comme une nécessité d’urgence absolue pour noyer l’affront, la violence, la douleur, se doucher...et oublier.
Alors, Juliette tente de puiser la force qu’il lui reste, peut-être planquée dans un atome de ce corps meurtri, pour rentrer chez ses parents.
En priant pour qu’ils ne posent pas de questions, qu’ils ne voient pas sur elle la marque du déshonneur et de la honte.
Elle n’aurait pas la force d’affronter un nouvel interrogatoire ou la suspicion de leurs regards.
Par « chance, » elle est seule… Alors, elle se glisse dans la salle de bain, fait couler l’eau jusqu’à ce qu’elle en soit brûlante, à la limite du supportable et finit par se laisser glisser, sous ce flot continue, le long de la paroi tant ses jambes refusent de la porter davantage.
Soudain, elle entend, à travers le brouillard qui l’habite désormais, ses parents et sa sœur parler dans le salon.
Elle voit sa robe et sa chemise jetées au sol, près de la douche, comme armes du crime et mobile à la fois.
Un goût de bile mêlée de sang inonde sa bouche, à force de se mordre les lèvres en un tic, qu’elle n’avait pas hier encore.
Son corps, cramoisi, brûle et gratte encore, mais la température de l’eau chute et n’anesthésie plus rien. Elle regarde ses cuisses, griffées, rougies par des égratignures qu’elle a dû s’infliger à force de frotter cette peau coupable de n’avoir pas su se défendre, se battre ou s’enfuir. Et puis quelle idée d’aller dans cette chambre d’hôtel !
“Juliette ! C’est ta faute, bordel", martèle sa petite voix, mauvaise, t’es vraiment trop conne, ils ont dû croire que tu y allais pour ça.
Ses parents s’impatientent, sa mère crie à travers la porte :
─ Juliette, à table ! Garde de l’eau pour les autres !
Les mots se fraient un chemin laborieux dans le tourbillon oppressant sa boite crânienne.
Manger ? Pour quoi faire ? Servir de carburant à un corps qui ne sert plus à rien ? Comme un spectre évanescent, elle sort de la cabine de douche, s’habille au hasard de ce que ses mains inutiles trouvent dans son placard de substitution et y planque, tout au fond, sa robe accusatrice. Elle s’occupera de la brûler plus tard, dans les vestiges d’un feu sauvage sur une plage plusieurs années plus tard.
De la fin de ce séjour, il ne reste rien qu’un épais brouillard. Juliette s’est enfermée dans une chrysalide de douleur comateuse. Elle ne parle plus ou à peine, par quelques onomatopées, lorsqu’elle y est contrainte. Va sur la plage, entièrement habillée, sans jamais vouloir se dévêtir. Pour fixer seulement l’immensité de l’océan et vouloir s’y noyer. Mais, du fond de son abîme de désespoir et de haine, contre eux et contre elle aussi, elle ne peut se résoudre à en finir.
Parce qu’elle ne veut pas rejouer le passé et sait la douleur de ceux qui restent.
Le suicide n’est pas une lâcheté qu’elle s’autorise. Un matin, elle se rend chez le coiffeur pour faire couper ses longs cheveux bruns en un carré court, avec une frange. La veille du jour maudit, Grégory a passé ses doigts dedans alors elles les coupent. Elle ne peut pas taillader tout le reste de ce qu’il a été égratigné, alors elle se détache de ses cheveux qui faisaient sa fierté, avant. Comme sa virginité, qu’elle voulait conserver pour l’Unique, le bon, le grand amour. Mais ça, ils lui avaient volé et cette béance ne pourrait jamais cicatriser.
Toutes ses copines parlaient de leur première fois, à grand renfort de sentiment et de romantisme adolescent. Il faudra mentir, s’inventer une légende bariolée, mieux vaut faire envie que pitié. Et surtout, ne jamais avouer sa pitoyable faiblesse de victime. Sa connerie, oui ! Aller dans cette chambre... Peut-être qu’elle l’avait mérité après tout.
Une fois, pourtant, elle se confia à Delphine, sa « copine » de vacances, mais ça a fini comme Juliette le craignait, en accusation de provocation.
─ Mouais, t’as bien cherché quand même ! Comme par hasard, tu ne m’as pas attendu quoi !
Ses mains tremblèrent d’envie de la gifler et de l’agripper par les cheveux, mais le père de Delphine était dans la pièce d’à côté, alors, elle se leva, la toisa et sortit, drapée dans ce qu’elle espérait apparaître comme de la fierté.
Elle comprend à cet instant que si elle parlait, au mieux, elle apparaîtrait comme une victime, au pire comme une fille facile qui n’assume pas.
Elle refuse d’être ni l’un ni l’autre, elle se tairait donc. Pourtant, commence à germer dans son esprit une éternelle ritournelle : "et si?” Et si cette conne avait raison ? Et si c’était sa faute ?