"Les mots qui touchent l'âme - Découvrez la plume de Juliette Norel"

Deux heures plus tard

Arrivée sur ce parking sinistre et uniformément gris, je claque la portière de mon carrosse personnel, en dessinant un sourire sur mes lèvres carmin. D’un pas déterminé, je m’élance vers le tourniquet du premier sas d’entrée du bâtiment haute sécurité dans lequel je travaille depuis plusieurs années. Au moment précis où je fais glisser mon badge magnétique sur le lecteur, je pivote légèrement pour adresser un regard qui se veut confiant à Johana, qui, de l’autre côté du parebrise, me renvoie un clin d’œil gracieux, avant de faire crisser ses roues sur le gravier et filer au loin. L’observant un bref instant, je m’efforce de respirer profondément, consciente qu’une longue journée m’attend. Je sais qu’elle peut me réserver de sales surprises, des maux au cœur, des mots de haine mais que viendra l’instant où je retrouverai enfin la petite, déposée plus tôt à la crèche et Jo, mon ange gardien déguisé en pin-up. En ce 30 juillet donc, et comme chaque matin, elle vient de me déposer devant les hautes grilles du bunker portant les armes de la République et d’attendre de voir le portillon se refermer derrière moi, avant de tracer la route et filer au travail, de l’autre côté de la ville. De mon côté, je me glisse rapidement vers l’entrée métallique et me tourne, une seconde, pour vérifier discrètement mes arrières. Comme chaque fois, je vérifie que personne ne m’observe sur le parking ou depuis le rond-point tout proche, avant de pousser le portique et de pénétrer à l’accueil où le sourire de Mylène, l’agent de sécurité derrière son comptoir gris m’accompagne, comme toujours.

Puis, s’enchaînent une empreinte digitale, le badge qui se faufile, une porte qui s’ouvre dans un bruit métallique de geôle et enfin une dernière cour à traverser avant de rejoindre le centre d’appels. Personne aux alentours, je m’élance, traverse les derniers mètres qui m’exposent potentiellement aux regards ennemis de l’autre côté des barbelés, puis grimpe, à la volée, les quelques marches qui me séparent de ma destination finale et pose mon index pour m’identifier, une dernière fois. A l’instant précis où je me sens, un peu, en sécurité derrière la porte blindée qui se referme derrière moi, mon portable vibre, à nouveau, dans la poche intérieure de ma veste. En mon for intérieur, je sais que c’est « l’ombre inconnue ». Avec son sens aiguisé du timing et la maitrise innée de l’art de la guerre psychologique, elle choisit toujours l’instant le plus propice pour me déstabiliser.

Depuis l’aube, j’avais repoussé le moment de lire ses messages, elle devait le savoir. Je ne pouvais jamais répondre aux missives assassines, cela faisait partie du jeu dont elle dictait les règles, mais elle était peut-être agacée de ne pas, encore, avoir réussi à faire mouche ce matin. Est-ce que, d’ici, elle pouvait voir les réactions sur mon visage ? Était-elle assez proche pour m’observer de près ? Je secoue la tête, me forçant à quitter mes extrapolations et fait défiler sur l’écran la salve de sms, reçus depuis la nuit, provenant tous de numéros courts dissimulant, comme toujours avec brio, l’identité de l’expéditeur :

00h04 ─ alors Juliette, tu crois VRAIMENT pouvoir dormir tranquille ?

01h07 ─ es-tu sûre de bien le connaitre, ma douce ? Just Married ou presque MORTE qui sait ?

03h12 ─ fais ATTENTION à TOI, je me rapproche ! Bouhhh! ^^

05h25 ─ Sainte-Juliette, comme c’est mignon ! et pourtant, on SAIT, toi et moi, que tu es loin d’en être une ! hmmm… tu crois que je vais te laisser tranquille aujourd’hui ? MDR ! laisse-moi réfléchir…

05h58 ─ évidemment que NON ! ne me dis pas que tu y as cru ?!

07h13 ─ Alors, elles te plaisent MES orchidées, mon petit papillon ?

09h02 ─ très mignon ton petit haut rose ! on dirait un bonbon… je vais peut-être venir le goûter ...QUI SAIT ?

Mon corps se met à frissonner, hors de contrôle. Je jette un bref coup d’œil à gauche, à droite, tend l’oreille aux alentours pour y déceler d’éventuels bruits de pas en approche ; rien à part le silence et le grondement assourdi des conversations téléphoniques filtrant de la porte en face, alors, je me laisse glisser le long du mur pour me recroqueviller, juste une minute, comme un répit que je m’accorde, furtivement. A priori, “l’ombre” avait décidé de monter d’un cran dans son entreprise d’intimidation et là, tout de suite, je me sentais plus que jamais épiée, traquée par un fantôme invisible, passe-muraille et particulièrement cruel. Mes « clients », les contrevenants de la route devront attendre. Ici, dans ce bout de couloir sans âme de l’administration française, il n’y avait personne pour me juger, me regarder avec incompréhension, pitié ou commisération ou encore pour me débiter des phrases vides de sens. Qui pourrait comprendre que celle qui vient à peine de se marier est déjà, au bord de la crise de nerfs, entre les tirs croisés d’un(e) inconnu(e) résolu(e) à la faire craquer nerveusement et son « mari » qui s’échine à lui fait vivre un cauchemar éveillé à la maison ?

Qui pourrait ne serait-ce qu’imaginer la hantise d'être poignardée par une lame glacée ou froidement étranglée dans son sommeil par celui qui lui a passé l’anneau il y a quelques semaines à peine, un après-midi d’avril, entourés de leurs familles et de leurs amis ? A qui se vouer ? en qui avoir confiance ? Parmi tous ces gens qui me sourient, ici ou ailleurs, se cache cette ombre malveillante qui épouse chacun de mes pas, dans un but que j’ignore encore mais dont je devrais venger l’offense, d’une manière ou d’une autre.

Il faut tout de même bien reconnaitre que ce taré - homme ou femme – quel que soit son prénom, est très fort et n’arrive que trop bien à faire trembler les fondations de cette vie construite comme un château de cartes. Et si je me trompais et que c’était MOI, la cible ?

Est-ce par jalousie ?

Vis-à-vis de moi ou vis-à-vis de lui ?

Un de mes ex ? Bon là, y il en a un peu c’est vrai... mais y’en a-t-il un qui serait susceptible de vouloir me faire du mal à ce point-là ?

Une rivale dont j’ignorerai jusqu’à l’existence ? Si c’est une femme qui veut récupérer Will, je lui donne de bon cœur et avec un joli nœud autour du cou, en prime !

Ou alors un pervers qui nous prend pour des cobayes sur lesquels aiguiser ses armes ?

Est-ce seulement une seule et même personne ou étaient-elles plusieurs ? Mais surtout, pourquoi ?

Ce “stalker” voit tout, anticipe chaque mouvement, semble même s’infiltrer dans mes pensées. Il peut être n’importe qui, n’importe où. Non, pas vraiment n’importe où, puisqu’il sait ce que je porte ce matin. Il m’avait donc vue ce matin, entre chez moi et ici, sur un laps de temps d’environ deux heures. Je l’ai peut-être croisé sur le parking ou à la crèche. Non, ça ne colle pas, j’aurais reconnu son visage s’il m’était familier...Alors, peut-être se terre-t-il de l’autre côté de la porte face à moi, sur le plateau du centre d’appels, dissimulé derrière son casque et un sourire hypocrite ? L’entrée du bâtiment et la cour intérieure sont visibles depuis les fenêtres, donc c’est possible...

Pfff, je me noie dans un flot d’hypothèses qui ne mènent nulle part. En réalité, je n’ai toujours aucun indice concret sur son identité ; rien de particulièrement reconnaissable dans sa ponctuation, ses smileys ou sa façon de rédiger les messages, juste la certitude, nouvelle, qu’il ou elle m’avait aperçue aujourd’hui. Je sais qu’il joue avec mes nerfs, qu’il essaie de me pousser à bout, ce machiavélique petit Poucet 2.0 qui sème les messages anonymes comme d’autres les petits cailloux. Sa force de frappe est chirurgicale. Il ou elle semble tout savoir de nous, connait nos moindres faits et gestes et s'amuse à disséquer nos vies, avec minutie, jetant de l’huile sur un feu qui nous consume déjà de l’intérieur, réduisant en cendres tout ce qui tenait encore vaguement debout.

D’un autre côté, je n’ai nulle part où m’enfuir sans me mettre en tort face à la justice des hommes, parce que je sais que Will ne me passera aucune faute et me clouera, net, au pilori puisque j’ai l’audace d’oser le quitter. Je suis prise au piège d’un jeu dont je ne connais ni les règles ni les adversaires. Je ne peux faire confiance à personne. Subitement, je réalise que j’ai perdu toute notion du temps, en laissant mon esprit divaguer ainsi, je me redresse, me glisse dans les toilettes pour m’asperger le visage d’eau froide et recomposer la normalité de mes traits. Dans deux jours, j’ai, enfin, rendez-vous avec un avocat pour lancer la procédure de divorce et pour l’heure, je préfère ne pas attirer l’attention. Aussi, quand la lumière crue du miroir sans âme de ce triste décor me renvoie une image que je juge convenable, je prends une grande inspiration que je niche tout au fond de mon plexus, me force à afficher un visage serein et pénètre, presque en apnée, dans la cacophonie dans laquelle j’officie huit heures par jour, cinq jours par semaine, quarante-sept semaines par an.

Il me fallait donner le change à tout prix, essayer de ne pas devenir folle, me concentrer sur autre chose, sourire et, surtout, ne pas me montrer vulnérable. “S’il est ici, je le trouverais”.

D’une démarche que j’espère assurée, je me dirige à ma place attitrée, allume l’ordinateur, clique à droite, à gauche, et commence ma routine monotone de téléconseillère. Ça va me permettre de souffler. Les appels s’enchaînent, je suis la cadence, réponds machinalement tout en naviguant sur internet à la recherche d’un appartement à louer dans le quartier de Cleunay, à proximité de la crèche de ma petite Fleur.

Depuis l’instant où j’avais pris la décision de reprendre ma liberté quelqu'en soit le prix, j'étais à l’affût de la moindre annonce sans réussir à trouver quelque chose de décent dans mon modeste budget et ce matin comme à mon habitude, je fais défiler les pages des sites gratuits sur mon écran, mécaniquement, jusqu’à ce qu’un encart éveille ma curiosité. Je perds le fil de ma conversation déprimante et stérile avec l’inconnu qui geint au téléphone, d’une insupportable voix nasillarde. Pressée de raccrocher, je débite une ou deux phrases polies pour écourter l’appel au plus vite et pouvoir passer le texte aux rayons X. La description correspond en tout point à ce que cherche, en vain, depuis près de deux mois. Le prix est correct, même pour moi et mon modeste salaire de maman solo débutante et c’est loué par un particulier, ce qui me permettrait d’éviter des frais d’agence assassins. Un nouveau clic sur ma souris et je me faufile, déjà, dans le couloir, le portable vissé sur l’oreille, en adressant silencieusement un geste d’excuse à Sandra, ma manager trop gentille pour être autoritaire, qui hausse un sourcil en guise de questionnement muet auquel je réponds simplement par un léger clin d’œil.

Le propriétaire au téléphone est plutôt agréable, rendez-vous est pris le soir même pour une visite, et d’un coup, cette perspective devient une faible lueur au bout de l’obscurité, une pincée d’espoir dans cette journée qui prenait pourtant une sale tournure. Les heures s’étirent en longueur avant que ne sonne la fin de mon bagne personnel.

Je trépigne sur mon fauteuil, m’agite, craint l’annulation, la déception, la redescente de la dopamine, surveille du bout des cils l’horloge qui semble se moquer en se jouant de mon impatience et quand finalement, 17 h s’affiche enfin au bas de l’écran, j’arrache le casque qui m’enserre les cheveux et m’enfuis presque en courant. Une multitude de notifications avec des numéros courts apparaît, implacable, j’en détourne mon regard, concentrée sur le chemin à emprunter, priant les étoiles et l’univers entier de me sourire un peu. Et les planètes s’alignent subitement. Le propriétaire de l’appartement, ancien militaire à la retraite semble se prendre d’affection pour le petit bout de femme qu’il voit en moi, vivant seule avec une jeune enfant et travaillant “courageusement” au service de la République....Je souris et hoche la tête. Pour une fois que mon boulot sert à quelque chose, autant en profiter ! Immédiatement, le bail est signé sur le comptoir hors d’âge de la cuisine. Fleur et moi pourrons emménager d’ici quinze jours, le temps de rafraîchir la décoration veillotte et datée.

En sortant de ce petit immeuble des années soixante, c’est comme si je volais sur le trajet de la crèche, comme si j’étais déjà protégée par les murs que je venais à peine de quitter et qui laissaient leurs empreintes bienveillantes sur moi. Pourtant, lorsque je pénètre dans l’appartement « familial » avec Fleur accrochée à mon cou comme un bébé koala et que nous nous retrouvons toutes deux face à William, une chape de plomb nous recouvre instantanément. L’ambiance est lourde, grave, pesante, l’air, tout à coup, semble irrespirable. Je fais mine de rien et, en attendant l’arrivée de Johana qui arrive tard le soir, j’esquive tout contact avec lui et enchaîne, bain, repas, pyjama et comptines, en gardant un œil sur la pendule. Lorsque je vois les paupières de la petite papillonner puis se fermer pour la nuit, je reste encore, me niche tout près du lit miniature pour respirer la quiétude de l’enfance, oublier les simagrées de mon mari et la présence menaçante qui épouse son ombre. Je m’enivre de la douceur de ce moment suspendu qui fleure l’enfance et la tendresse, le talc et le shampooing pour bébés. Fleur, endormie, semble sourire à ses rêves.

Mais tandis que je contemple les traits apaisés de l’amour de ma vie assoupi, Will se faufile dans la chambre et s’assoit face à moi, sans un bruit. L’ambiance édulcorée et douce change imperceptiblement et se teinte de sombre et d’amertume, comme un grain de sable qui se glisse dans ma boîte à musique. Je me fige, ne dis pas un mot et me contente de l’observer en douce, méfiante, sur le qui-vive, guettant une nouvelle supercherie, une énième fourberie, venant de l’un ou de l’autre. Il ne prononce aucun son, évite soigneusement mon regard. Dans son attitude, on dirait qu’il attend quelque chose, quand soudain, la poche arrière de mon jean vibre. Je me tétanise. Will s’empare, à son tour, de son propre téléphone qui s’est manifesté de concert et y déchiffre un message. D’un doigt tremblant, je déverrouille l’écran qui éclaire des mots qui me révulsent le cœur et me donne le tournis.

Toujours le même type de texte court, lapidaire, la même terminologie, avec cette menace qui ne dit pas vraiment son nom mais qui monte crescendo, comme un étau qui se referme inexorablement. Au bout d’interminables secondes, William souffle d’une voix étranglée :

— Tu étais où Juliette, tout à l'heure ?

— J’te demande pardon ?

— C’est le message que j’ai reçu : “demande-lui où elle était ce soir…”

— Je suis allée visiter un appartement pour moi, William…

Il se tait sous le choc de l’uppercut verbal, sans doute surpris que je ne cherche pas à maquiller la vérité, encaisse, déglutit puis sort de la chambre, le regard fuyant. Une fois ma subite tachycardie apaisée, je lis la dernière missive reçue sur mon portable :

Je sais ce que tu as fait ce soir, ma belle… très joli comme endroit, il ne se doute pas l’autre affreux, si ?

La boite à musique s’enraye et suspend sa note, les motifs enfantins du papier peint semblent, tout d’un coup, un brin menaçant et cette lancinante question reprend son obsédant refrain :

C’est qui ce type, bordel ?

Les murailles percées