"Les mots qui touchent l'âme - Découvrez la plume de Juliette Norel"

Durant les mois suivants,

Juliette s’enlise dans des sables mouvants, noirs et collants comme une nappe de pétrole.

Elle sèche les cours, erre dans les rues pour s’y perdre et semer le malheur qui semble lui coller à la peau, s’y nicher même, comme porté au creux de ses entrailles.

Pendant plusieurs mois, elle fait semblant de partir au lycée, planquait son sac derrière la petite chapelle au bout de la rue La Fontaine et déambulait dans les rues piétonnes. S’asseyant dans les parcs, pendant des heures, pour détricoter le passé et ressasser les nombreux “et si...” si elle ne les avait jamais rencontrés ? Et si, elle n’était pas rentrée dans cette foutue chambre ? Et si, elle était restée à Vichy, dans les bras de Florent ? La vie serait certainement rose pailletée, au lieu de cette couleur anthracite qui entourait chacune de ses respirations, chacun de ses pas traînants. Ses parents, depuis leur retour de Biarritz, ne la « reconnaissent plus » selon leur propre expression. Si tenter qu’ils ne l’aient déjà connue, mais c’est un autre sujet. Il est donc décidé qu’elle irait consulter un psy.

Un psy que sa mère connait, évidemment. Alors, elle raconte des histoires pour justifier « son état ». Des faux problèmes de gamine, avec son père - coureur de jupons, avec le lycée, avec ses copines, ou avec sa mère. Elle meuble, pour s’entraîner à une normalité apparente. En réalité, cela lui permet de construire la légende dont elle allait entourer son existence pour ne jamais voir la pitié que l’on réserve aux victimes. Elle n’en est pas une, c’était elle qui était allée dans cette piaule sordide. Elle qui avait une jolie robe en dentelle qui soulignait la rondeur de ses seins. Elle encore qui avait tenté le diable par son idiote naïveté. Juliette préfère se convaincre de son unique responsabilité dans cette histoire sordide d’hymen déchiré parce que c’est le seul moyen pour elle de continuer à respirer.

Quand on est petite, on nous raconte, puis on se raconte à soi-même des histoires de prince charmant, de « première fois » magique, dans un cercle de papillons, de roses et de poussière d’étoiles. Certainement pas à une miteuse chambre au lit crasseux et à trois crapauds dégueulasses. Alors elle décide de taire cet épisode à tout jamais, d’essayer de l’enfouir comme on s’empresse d’oublier un violent cauchemar.

Les jours et les nuits s’étirent ainsi, dans un brouillard de psychotropes et d’anxiolytiques jusqu’à une après-midi de maraude où elle aperçoit un jeune homme duquel il semble émaner la même aura de souffrance qu’elle reconnait comme sienne. Et c’est, simplement, comme si elle le retrouvait, tel un frère ou une âme-sœur. Un être asexué, né homme visiblement, mais qui aurait pu être une femme, tant Juliette, ne voulait plus envisager de masculinité dans son monde.

Lui, avec son manteau de chagrin semblait lui parler de l’intérieur…Ils s’apprivoisent de loin, comme deux chats sur le même territoire, en décrivant chacun, une ronde, pour ne pas effrayer l’autre puis, un jour qui ressemblent à tant d’autres finissent par s’asseoir à la terrasse d’un bistrot.

Elle prend un café crème, lui une bière.

“Une bière ? Bizarre” tique l’esprit de Juliette

Elle ne s’était pas vraiment interrogée sur son sexe, son âge, son prénom ou toutes les questions que se posent probablement les gens en se rencontrant. Du fond de son gouffre étouffé, abrutie par les médicaments qu’elle avale comme des Smarties pour ne pas sombrer. Elle découvre au fil de cette première conversation qu’il s’appelle Éric, qu’il a vingt-trois ans et que c’est un étudiant de son père – évidemment ! Il pensait qu’elle avait dix-huit ou dix-neuf ans…Tout semble fluide entre eux, simple, naturel.

Les semaines suivantes, ils se voient tous les jours.

Elle « part » au lycée, dépose son sac dans l’appartement qu’il loue à côté de la place du Ralliement, en plein centre et ils passent toute la journée à se promener, à errer dans les parcs, ou chez lui à boire de pleines théières, discuter et manger des gâteaux.

Juliette aimerait suspendre le temps. Mais à Noël, elle se rend compte que cette relation n’était peut-être pas si légère qu’elle ne le pensait alors. Il lui offre un magnifique collier hors de prix alors qu’elle n’avait prévu pour lui qu’un mug « Titi et gros minet”. Elle est très gênée par ce cadeau parce qu’elle comprend par ce geste qu’il attend probablement autre chose que ce qu’elle est disposée ou même capable de lui offrir. Instinctivement, elle se crispe, trouve des excuses les jours suivants, des réunions de famille ou des virées avec les copines pour ne pas aller au parc, ou pire chez lui.

En même temps, elle l’aime beaucoup, mais ne peut pas imaginer quoi que ce soit de physique, à part les chastes baisers qu’ils s’échangent parfois. Juliette est totalement paumée entre son envie d’être avec ce garçon, écorché comme elle et tellement gentil, « old school » en tout, dans sa façon de vivre, dans sa conception de l’existence ou de l’amour. Au fond, cette histoire pourrait peut-être être celle dont elle rêvait avant.

Avant Biarritz.

Et puis le jour de l’anniversaire d’Éric, elle lui téléphone…Elle adore sa voix, à la fois chaude et réconfortante, virile et douce à la fois. Elle perçoit dans ses inflexions, une déchirure, une faiblesse teintée de l’incompréhension de son silence des derniers jours. Juliette sent son palpitant se gonfler et une boule d’angoisse envahir sa gorge, comme dans un combat interne, le cœur contre les tripes.

La haine des hommes contre son attachement naissant pour lui.

Lui suspend son souffle, tente d’alléger sa voix dévoilant contre son gré, l’espoir d’un amour réciproque. Elle soupire intérieurement, reprend sa respiration et chuchote :

“Tu veux qu’on se voie demain ?

─ Oui bien sûr, Juliette, viens quand tu veux

Elle sent tout le soulagement de son angoisse dans chacune de ses expirations.

Et merde, Juliette, t’es dans la merde, pauv’dinde, s’engueule t’elle intérieurement.

─ au parc du Pin, alors. 15 h ?”

Et sur quelques banalités lourdes de sens, elle raccroche ; au moins, ils se verraient dehors, le reste... On verra.

Comme un mantra dans sa vie : on verra demain.

Les jours reprennent leur allure de valse anglaise, sur une tonalité plus grave toutefois, un ou deux octaves plus basses, comme une musique légère qui s’est pris du plomb dans l’aile. Chacun jouant son propre couplet dans une tessiture qui ne fait déjà plus corps avec la mélodie de l’autre. Un jour, Éric invite Juliette chez lui.

L’angoisse la reprend, elle tente de se raisonner, après tout, elle le connait, il n’est pas « eux ».

Et puis, elle ne peut pas indéfiniment lui donner rendez-vous au milieu des arbres et de quelques promeneurs, il fait froid dehors. Elle se rend donc, à l’appartement cet après-midi-là. Éric semble nerveux, timide, encore plus que d’habitude, troublé sans doute par les effluves de féminité envahissant cette exiguïté, submergé probablement par un désir ardent, qu’il peine à contenir, tant l’envie de la déshabiller voluptueusement qui pulse dans chacune de ses veines. Et soudain, comme une digue cède, dévastant toute la retenue qu’il s’imposait depuis trop longtemps. Il l’embrasse avec une fougue désespérée, sa langue brûlante d’appétit charnel. Elle sent son corps fébrile tout contre elle et ses bras qui l’enserrent maladroitement. Il glisse sa main dans la sienne, et sans un mot la guide doucement vers sa chambre, comme on mène une fragile dulcinée vers l’autel. Elle chancèle sur ses jambes devenues coton. La peur reprend son œuvre en s’immisçant dans chaque terminaison nerveuse du corps de Juliette.

Quand il fait glisser la porte à galandage, elle découvre presque avec effroi, la scène la plus romantique du monde. Une myriade de pétales de roses rouges est disposée sur le lit, impeccablement fait. Des bougies tamisent l’atmosphère, et des roses fraîches trempent dans un vase aux lignes épurées, sur la table de chevet. Juliette suffoque. Il s’était donc imaginé qu’ils allaient coucher ensemble !

Et non seulement, il l’avait envisagé, mais, en plus, il avait tout scénarisé.

Dans un autre temps, elle aurait probablement aimé ce geste et la délicatesse de cette orchestration.

Comme elle aurait pu tomber éperdument amoureuse de lui, tant il était parfait, sur le papier. Au lieu de ça, un goût familier de bile envahit son œsophage.

Éric ne perçoit rien de son combat interne, et continue, presque en apnée, pour ne pas briser le charme, l’effleurage de ce corps qui se crispe sous ses doigts, à chaque once de textile frôlé. Juliette s’intime l’ordre de ne pas tout casser.

Tentant de se convaincre que c’est sa première fois, celle dont elle rêvait, ou presque, même si pas tout à fait, elle se concentre sur sa respiration, s’assénant mentalement qu’il « fallait » faire l’amour avec lui.

Il est gentil, tient visiblement à elle, sera doux et effacera, peut-être la honte. Elle espère presque avoir mal, priant le ciel de voir du sang souiller la blancheur de la housse de couette, parce qu’alors, cela voudrait peut-être dire que Biarritz n’était qu’un cauchemar trop réaliste et qu’elle était « normale » après tout. Et soudain, alors qu’elle négocie mentalement avec sa raison, son corps entier se braque. Elle se met à trembler des pieds à la tête, ses dents s’entrechoquent, une froide moiteur coule le long de ses tempes et de son épine dorsale.

Subitement, les larmes jaillissent de ses yeux, comme un barrage qui craque sous la pression des eaux.

Éric, totalement décontenancé, en caleçon, essaie bien de lui prendre la main, mais Juliette lui retire aussi sec, par réflexe plus que par cri du cœur, et c’est certainement ce geste-ci qui lui fait l’effet d’une claque, comme l’ultime rejet d’une amoureuse unilatérale. Juliette, submergée par son angoisse dévorante, perçoit, malgré sa propre souffrance, aussi clairement qu’un cristal de roche qui se brise, celle qu’elle lui inflige et son cœur se serre encore davantage.

Il ne bouge plus, les yeux trop humides pour la regarder en face. Elle se met à farfouiller au pied du lit pour retrouver toutes ses couches de vêtements, effeuillés il y a quelques instants à peine. Le corps et l’âme glacés, elle réussit tant bien que mal à se rhabiller de guingois puis reste figée l’éternité d’une seconde, à le regarder comme pour s’excuser, comme pour expliquer en pensées.

Juliette aimerait qu’il comprenne que ce n’est pas vraiment lui qu’elle rejette, mais qu’elle est maudite, souillée, qu’il arrive trop tard pour le bonheur et que derrière la fraîcheur de son visage, se cache une plaie béante. Mais lui n’entend rien d’autre que le son de son propre cœur qui vole en éclats, alors, Juliette, les yeux brouillés, ramasse son sac échoué sur le fauteuil du salon, attrape son manteau par la capuche et sort dans le brouillard givré avant de se glisser comme un spectre à travers la ville.


Extrait 4 - En coloc' avec Hadès