"Les mots qui touchent l'âme - Découvrez la plume de Juliette Norel"

Juliette soupire en enfilant son casque téléphonique sur ses longs cheveux bruns. Encore en retard comme d’hab.…

Sa cheffe lève un œil de ses écrans de flicage et sourit, habituée. De toute façon que dire ? Si ce n’est que ces 5 minutes de retard se déduiront encore de son pauvre salaire.

On dit que la vie est la science des choix, mais elle est plutôt du genre littéraire, bohème ; pas de sciences, juste de l’instinct qui la leurre, parfois – un peu trop souvent. Elle a toujours un combat à mener, Juliette. D’aussi loin que remonte sa mémoire, elle a toujours dû se défendre, contre les autres, l'autre, contre elle-même aussi, contre la vie et ses injustices criantes ou silencieuses. Alors ce travail aussi rébarbatif soit-il lui permet de faire vivre sa fille, sa petite Fleur ; laisse à son cerveau le temps de planifier, réfléchir, comprendre tous les événements qui l’ont menée ici, à cet instant et reposer son esprit de toutes les confrontations qu’il reste à affronter et de toutes ces nuits sans sommeil, à noircir des pages et des pages, en fouillant ses souvenirs, en y cherchant des réponses.

"Miroir, mon beau miroir, dis-moi à quel moment ma vie a commencé à merder ?"

Elle tourne au café, au "Berroca" et à la nicotine, dort à peine quelques heures par nuit, dépose Fleur à la crèche et déboule dans le bunker qui lui sert de bureau.

Trois « badgeages », une empreinte digitale plus tard, sur le fil de l'horloge ou contre la montre, elle lance son ordinateur, ajuste son micro et enclenche le mode « pilote automatique ». Depuis le temps qu’elle fait ce job, toutes ses phrases sont devenues machinales. Plus d’une centaine de fois par jour, cinq jours par semaine, les lamentations, les injures, souvent les cris, parfois les menaces vont s’enchaîner dans un rythme effréné. Toujours garder le sourire, rester professionnelle, ne pas se laisser toucher ou émouvoir, prendre du recul face aux situations critiques, face au désespoir qui se déverse dans ses oreillettes. De toute façon, elle n’aura aucun pouvoir, ne pourra rien changer. À part, peut-être se rendre malade elle-même, s’infliger des cauchemars une fois qu’elle aura quitté son alias cynique, une fois les lumières éteintes et l’écran redevenu noir.

Au début, elle pensait qu’elle n’y arriverait pas : travailler au cœur d’un système qu’elle désapprouve, voir chaque jour tout un tas de flics parader à la Clint Eastwood, c’est tellement aux antipodes de ce qu’elle est. Elle se méfie des uniformes et du pouvoir conféré à des hommes ; armés de surcroît, mais l’avantage de pouvoir s’occuper au mieux de Fleur, l’emmener à la crèche chaque matin et pouvoir aller la chercher le soir, finir tôt, valait de payer ce prix. Elles ont tant besoin l’une de l’autre, rien ne compte davantage. Donc, chaque matin, en décrochant le premier appel d’une longue série, elle dessine un sourire sur ses lèvres peintes en rouge sang.

Tout s’entend au téléphone – le sourire, les soupirs et le sarcasme.

“Juliette à votre écoute, bonjour !”

Que puis-je pour vous ?”

Celui-ci contestait la vitesse retenue sur le PV reçu hier.

"Pff, quelle originalité !" Soupire-t-elle intérieurement.

Alors Juliette explique, avec sa voix de pro teintée d’une légère empathie (feinte), le calcul effectué pour application de la marge technique évidemment, elle s’en cogne complètement.

- Je ne paierai pas !!

Genre !?! Bien sûr que si, tu paieras mon lapin ! Pense-t-elle à cet instant, sinon tu seras broyé par le système et ruiné pour rébellion.

- Comme vous voulez Monsieur ! Dans ce cas, au bout de 45 jours, ou 60 jours par Internet, votre amende sera majorée ; puis par la suite (si tu t’entêtes !) Huissier de justice, commandement de payer, avis à tiers détendeur... Mais vous pouvez émettre une contestation ! » Alors, et c’est là, LA MAGIE de ce système, le pauvre diable vociférant va devoir ... PAYER. Enfin, on dit « consigner » vintage presque comme verbe... Consigner le montant plein de ladite contravention pour pouvoir râler. Son petit formulaire se noiera dans le flot des 300 000 demandes analogues reçues chaque année.

Bien évidemment, il y a fort à parier qu’il se verra recevoir une jolie lettre officielle de refus portant le sceau de notre belle République, l’informant que sa consignation est transformée en paiement définitif et que son permis de conduire est débité du nombre de points correspondant à sa pénitence – 112 au lieu de 110, pardon, mais non ! C’est impardonnable, espèce de chauffard !

Le type semble hésiter, mais Juliette, aguerrie à ce genre d’exercice, sent la colère qui gonfle chez lui, qui tend de plus en plus sa voix de petit sexagénaire gaulois – dit merci d’une voix étouffée de rage et raccroche d’un coup sec.

Pas de pleurs, pas d’insultes…

« Wouaww – quelle douce journée ! »

Alors que cette ruche s’anime dans une effervescence routinière, chaque abeille à sa place, casques visés sur les oreilles, elle continue sa journée monotone, n’écoutant déjà plus que d’une oreillette les différentes lamentations au bout du fil. Chaque phrase de son interlocuteur déclenche une réponse récitée par cœur dans un script défini : Phrase d’accueil - Questionnement - Reformulation (Ça, elle a du mal Juliette – c’est, selon elle prendre les gens pour des abrutis.)

“ Si j’ai bien compris : vous souhaitez contester ou recevoir la photo du flash ?

─ Euh ben oui ! C’est ce que je viens de dire !” (Elle est conne ou quoi ??)

Mais… C’est dans la grille d’appel donc elle suit ces consignes idiotes, pour ne pas voir sa prime fondre encore comme neige au soleil, en modifiant cette question redondante en phrase d’introduction :

Réponse - Prise de congé -“Est-ce que tout est clair pour vous ? Sous-titre : Est -ce que c’est BIEN clair pour toi, gros naze que tu l’as dans le baba ?”

Et on remercie de l’appel, bien sûr – à cinq cents par minute, on peut au moins dire merci… NEXT

“Juliette, à votre écoute, bonjour, que puis-je pour vous ?”100 fois par jour au minimum, 150 fois pour obtenir une prime de quelques cacahuètes.

Le monde merveilleux du Télémarketing, elle en a fait sa cachette aux yeux et à la folie du monde. Planquée au cœur du cyclone, juste une voix dans votre téléphone. Elle a à peu près tout fait, Juliette, dans ce monde vocal presque parallèle : des appels sortants pour proposer tout un tas de biens ou de services dont vous n’avez pas besoin (pas encore !), de la prise de rendez-vous pour changer vos fenêtres, mettre une véranda ou un système de télésurveillance dans votre deux-pièces sur cour.

Encore des rendez-vous pour aller voir votre conseiller financier de la Banque Postale pour préparer vos obsèques (Si ! Faut y penser !) Elle a vendu des produits agricoles à nos paysans, sur l’heure du déjeuner ou après la traite du matin quand ils font enfin une pause, fourbus de fatigue. Elle a réveillé vos bébés à l’heure de la sieste, vous a empêché de voir votre JT, d’assister à une scène critique de votre série, manquer un appel tant attendu, et certainement pire ! En un mot, c’est l’ennemi anonyme de la quiétude de votre foyer, celle qui, systématiquement, vous fait lever les yeux au ciel, mais que vous n’osez pas forcément interrompre. Mais pour qui a appris à se méfier du monde extérieur et des « vraies » gens, cet univers 2.0 est un havre de paix, une bulle de protection.

Et puis « vengeresse casquée », c'est tellement mieux que serveuse, parce qu'elle a commencé sa vie professionnelle comme ça ; jupette noire et tablier blanc, à porter de sophistiquées assiettes à des cochons friqués, ses pieds hurlants le martyre à force de se tenir debout et à trotter entre l’office, le passe-plat et la salle.

Parce que c'est une rebelle, Juliette, qui n'a pas voulu rentrer dans le rang, parce qu'elle voulait ne dépendre de personne et s'affranchir de ses parents qui lui semblaient alors d'intimes étrangers qui assistaient, immobiles et silencieux à son naufrage intérieur.Papa ; Prof et maman ; psy ! Finalement, l'adage sur les cordonniers est on ne peut plus juste. Depuis presque une décennie, Juliette se dissimule derrière ses doubles écrans et son casque de téléactrice, fuyant une réalité terrestre qui lui a déjà fait tellement de mal et les « gens » qui ne peuvent plus l’atteindre puisqu’elle n’est plus que ce que l’on entend d’elle dans un combiné.

Mais à 20 ans, lorsqu’elle débute ; Juliette ne sait pas que l’Ennemi n’est pas forcément où elle le pense alors. Elle ignore encore qu’elle devra terrasser un dragon intime et mener encore tant de combats.


Extrait 1 - La voix du délit

29 ans plus tard...