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Le diabolique décompte #extrait 11 Une anonyme au bout du fil

Les quinze derniers jours avant les vacances scolaires passent comme dans un cauchemar.

Chaque jour la rapproche du départ, dans un décompte diabolique.

Des années plus tard, derrière ses écrans anonymes, Juliette se remémorera cette triste période, avec une clarté de roche, comme étant le moment de sa vie où elle apprit à faire semblant.

Après la terrible annonce, quand tous les amis du village se sont rassemblés pour les aurevoirs et qu’elle forçait sur les commissures de ses lèvres pour les étirer en un sourire d’apparat alors que les larmes lui brûlaient les yeux.

Et cette sensation sourde dans la poitrine, une brûlure qui remonte du plexus solaire pour se nicher dans sa gorge et qu’elle n’avait jamais ressenti avec une telle vigueur jusqu’alors ; et qu’elle n’identifiera que bien plus tard, comme de la colère !

De la colère contre le silence, le mensonge, les faux-semblants de ces adultes et leur complice lâcheté face aux évidences.

Cette colère qui la quittera plus, devenant même un pilier, un support, comme un feu intérieur qui assèche les pleurs et masque les preuves de faiblesse et de fragilité.

Alors enfant, lorsqu’elle assiste impuissante, à la scène des adieux qui se déroule sous ses yeux, elle regarde d’un regard nouveau mais terriblement aiguisé, sa mère porter cette décision comme un étendard et sembler paradoxalement résignée mais décidée à quitter son berceau, le métier qu’elle adore, sa maison, sa famille de sang et celle de son cœur.

De toute façon, France traîne le malheur comme son ombre, depuis toujours, tour à tour au bord de l’effondrement et de l’explosion, en équilibre sur un fil.

La magie évaporée #extrait 10 Une anonyme au bout du fil

Quelques jours plus tard…

Tout est allé très vite et finalement c’est sans doute mieux ainsi.

Dans l’urgence des événements on s’aperçoit moins de la douleur que l’on ressent et de tout ce qu’on laisse derrière soi, comme une anesthésie salvatrice administrée par le cœur pour limiter les dégâts. Elle voit, dans une sorte de brouillard, des gens émus tout autour mais se sent vide à l’intérieur. Elle qui n’avait vécu qu’ici, dans ce petit village bourbonnais à 30 km de Vichy, avait, à cet instant l’impression de partir dans une mégalopole hostile.

Et surtout, Juliette ne comprenait pas la soudaineté de cette décision, d’autant que son père ne semblait pas emballé du tout !Il faut dire que Noël, bien que père et mari, vit souvent en marge de sa femme et de ses filles.

Depuis toujours, son travail l’emmène à travers le globe pour des missions pédagogiques dont Juliette ne saisit pas grand-chose. Les trois filles de la maison vivent donc régulièrement seules.

Quand il rentre, ce sont des cadeaux qui l’accompagnent, on fait des gâteaux, on se réjouit d’être ensemble, puis lorsqu’il repart ça va aussi, ce n’est pas triste, c’est juste la routine.

Depuis qu’il est parti travailler à Angers, en fin de compte, la vie n’est guère différente. Il y passe quatre jours par semaine, le reste du temps il est à la maison, vient chercher les filles – à l’école pour la petite, au collège pour la grande.

Et puis, le couple des parents bat de l’aile, depuis longtemps, depuis toujours peut-être, des cris des disputes, des portes qui claquent et se brisent.

Des fausses notes dans la partition, de plus en plus dissonantes dans sa comptine. Juliette est angoissée depuis plusieurs années déjà, depuis le départ de Gianni, elle dort mal, fait des cauchemars.

On l’emmène voir une sophrologue, au parfum de mûre sauvage, pour se bander les yeux en se prétendant que le problème ne vient pas nous, pour faire semblant. C’est la ligne de conduite de l’ensemble de cette famille, de génération en génération : donner le change, mentir aux autres mais surtout à soi, pour ne pas affronter la noirceur et la solitude.

Alors ce samedi de décembre, elle apprend d’un coup à sourire lorsqu’elle a envie de pleurer, à dissimuler comme tous semblent savoir le faire avec une facilité déconcertante.

Et surtout, faire en sorte que France n’arrive plus à déchiffrer son regard.

Jusqu’à présent la vie de Juliette, malgré tous les chaos tout autour, lui semblait magique. Elle voyait l’éclat de toutes les couleurs de l’arc en ciel, percevait plus fort la magie des saisons, de la nature, la bienveillance de la lune, la force du soleil.

Elle vibrait d’émotion et de spontanéité comme seuls savent le faire les enfants, avant de devenir adultes et oublier…Et pourtant rien n’est plus tranché alors que les notions de bien et de mal, de bonheur et de malheur.

Mais alors elle va où la magie quand on grandit ?

Juste une lettre #extrait 9 Une anonyme au bout du fil

France décroche au bout d’une sonnerie, tout de suite, Juliette sent l’impatience presque agacée dans la voix de sa mère à l’autre bout du fil. Le combiné coincé dans le cou, elle ouvre de ses mains tremblantes     l’enveloppe et en lit le contenu à voix hésitante. Incrédule, Juliette n’a pas le temps de réaliser ce qu’elle vient d’annoncer malgré elle ; mais l’exclamation puis les quelques mots de France lui glace le sang : elles partent !

─ QUOIII ??? mais Maman, attends, je ne comprends pas là !!!

Une sonnerie stridente résonne de l’autre côté ;

─ on en parle tout à l’heure, chérie, c’est ma dernière Consult’

Et elle raccroche…précipitamment. Le monde de Juliette chancelle et sa mère vient de lui raccrocher au pif…Elle se sent toute petite.

Du fond de sa bulle d’insouciance, elle n’avait rien vu venir…

France a décidé de quitter son Auvergne natale pour suivre son mari Noel parti depuis plusieurs mois à Angers, sans même en parler à personne. Elle avait déposé sa candidature dans un organisme de formation, peut-être même plusieurs, en cachette, sans l’ébruiter. Juliette fouille dans sa mémoire pour tenter d’y trouver des indices, comme pour pouvoir se reprocher de ne pas avoir vu ; elle n’y trouve rien…

Le résultat se trouvait pourtant devant ses yeux, elle qui pensait ses       parents au bord du divorce se retrouvait subitement à devoir quitter tous ses repères pour changer de vie à 600 Kms en trois semaines. Partir dans une ville totalement inconnue, loin des leurs, ça voulait dire quitter sa maison, sa campagne enchantée, ses proches aussi ; ses deux grand-mères, ses tantes, ses cousines (il n’y a pas beaucoup d’hommes qui tiennent le coup dans cette famille).

Et puis, surtout, il y a Flo.

Elle tourne la tête et regarde sa petite sœur, Fanny, en train de regarder les dessins animés à la télé. Tout doucement elle reprend le contrôle de ses jambes et grimpe dans le bureau de son père, en ferme la porte et compose un numéro connu sur le bout des doigts.

Juste une lettre qui vient de faire voler son univers en éclats

La voix du délit #extrait 3 Une anonyme au bout du fil

Le monde merveilleux du Télémarketing, elle en a fait sa cachette aux yeux et à la folie du monde. Planquée au cœur du cyclone, juste une voix dans votre téléphone. Elle a à peu près tout fait Juliette dans ce monde vocal presque parallèle. Des appels sortants pour proposer tout un tas de biens ou de services dont vous n’avez pas besoin (pas encore !) De la prise de rendez-vous pour changer vos fenêtres, mettre une véranda ou un système de télésurveillance dans votre deux-pièces sur cour. Encore des rendez-vous pour aller voir votre conseiller financier de la Banque Postale pour préparer vos obsèques.

(Si ! Faut y penser !)

Elle a vendu des produits agricoles à nos paysans sur l’heure du déjeuner ou après la traite du matin quand ils font enfin une pause, fourbus de fatigue. Elle a réveillé vos bébés à l’heure de la sieste, vous a empêché de voir votre JT, d’assister à une scène critique de votre série, manquer un appel tant attendu, et certainement bien pire ! En un mot c’est l’ennemi anonyme de la quiétude de votre foyer, celle qui systématiquement vous fait lever les yeux au ciel mais que vous n’osez pas forcément interrompre.

Mais pour qui a appris à se méfier du monde extérieur et des « vraies » gens, cet univers 2.0 est un havre de paix, une bulle de protection.

Et puis « vengeresse casquée » c’est tellement mieux que serveuse. Parce qu’elle a commencé sa vie professionnelle comme ça ; jupette noire et tablier blanc, à porter de sophistiquées assiettes à des cochons friqués, ses pieds hurlants le martyre à force de se tenir debout et à trotter entre l’office, le passe-plat et la salle. Parce que c’est une rebelle, Juliette, qui n’a pas voulu rentrer dans le rang, qu’elle voulait ne dépendre de personne et s’affranchir de ses parents qui lui semblaient alors d’intimes étrangers qui assistaient, immobiles et silencieux à son naufrage intérieur.

Papa ; prof et maman ; psy !

Finalement l’adage sur les cordonniers est on ne peut plus juste.

Depuis presque une décennie donc, Juliette se dissimule derrière ses doubles écrans et son casque de téléactrice.

Fuyant une réalité terrestre qui lui a déjà fait tellement de mal et les « gens » qui ne peuvent plus l’atteindre puisqu’elle n’est plus que ce que l’on entend d’elle…juste une voix dans un combiné. Mais à 20 ans, lorsqu’ elle débute ; elle ne sait pas encore que l’Ennemi n’est pas forcément où elle le pense alors.

Elle ignore qu’elle devra terrasser un dragon intime et mener tant de combats.

Amendes salées #extrait 2 Une anonyme au bout du fil

29 ANS PLUS TARD

Juliette soupire en enfilant son casque téléphonique sur ses longs cheveux bruns.

Encore en retard comme d’hab….

Sa cheffe lève un œil de ses écrans de flicage et sourit, habituée.

De toute façon que dire ? Si ce n’est que ces cinq minutes de retard se déduiront encore de son pauvre salaire.

On dit que la vie est la science des choix, mais elle est plutôt du genre lit­téraire, bohème ; pas de sciences, juste de l’instinct qui la leurre, parfois – un peu trop souvent. Elle a toujours un combat à mener, Juliette.

D’aussi loin que remonte sa mémoire, elle a toujours dû se défendre, contre les autres, l’Autre, contre elle-même aussi, contre la vie et ses injustices criantes ou silencieuses.

Alors ce travail aussi rébarbatif soit-il lui permet de faire vivre sa fille, sa petite Fleur ; laisse à son cerveau le temps de planifier, réfléchir, comprendre tous les événements qui l’ont menée ici, à cet instant et reposer son esprit de toutes les confrontations qu’il reste à affronter et de toutes ces nuits sans sommeil, à noircir des pages et des pages, en fouillant ses souvenirs, en y cherchant des réponses.

Miroir, mon beau miroir, dis-moi à quel moment ma vie a commencé à merder ?

Elle tourne au café, au « Berroca » et à la nicotine. Dort à peine quelques heures par nuit, dépose Fleur à la crèche et déboule dans le bunker qui lui sert de bureau. Trois « badgeages », une empreinte digitale plus tard, sur le fil de l’horloge ou contre la montre, elle lance son ordinateur, ajuste son micro et enclenche le mode « pilote automatique ».

Depuis le temps qu’elle fait ce job, toutes ses phrases sont devenues machinales. Plus d’une centaine de fois par jour, cinq jours par semaine, les lamentations, les injures, souvent les cris, parfois les menaces vont s’enchaîner dans un rythme effréné. Toujours garder le sourire, rester professionnelle, ne pas se laisser toucher ou émouvoir, prendre du recul face aux situations les plus critiques, face au désespoir qui se déverse dans ses oreillettes. De toute façon elle n’aura aucun pouvoir, ne pourra rien changer.

Hormis se rendre malade elle-même, s’infliger des cauchemars une fois qu’elle aura quitté son alias cynique, une fois les lumières éteintes et l’écran redevenu noir. Au début, elle pensait qu’elle n’y arriverait pas : travailler au cœur d’un système qu’elle désapprouve, voir chaque jour tout un tas de flics parader à la Clint Eastwood, c’est tellement aux antipodes de ce qu’elle est.

Elle se méfie des uniformes et du pouvoir conféré à des hommes ; armés de surcroît. Mais l’avantage de pouvoir s’occuper au mieux de Fleur, l’emmener à la crèche chaque matin et pouvoir aller la chercher le soir, finir tôt, valait de payer ce prix. Elles ont tant besoin l’une de l’autre, rien ne compte davantage.

Donc, chaque matin, en décrochant le premier appel d’une longue série, elle dessine un sourire sur ses lèvres peintes en rouge sang. Tout s’entend au téléphone – le sourire, les soupirs et le sarcasme.

─ Juliette à votre écoute, bonjour ! Que puis-je pour vous ?

Celui-ci contestait la vitesse retenue sur le PV reçu hier.

Pff, quelle originalité ! Soupire-t-elle intérieurement

Alors Juliette explique, avec sa voix de pro teintée d’une légère empathie (feinte), le calcul effectué pour application de la marge technique évidemment elle s’en cogne complètement.

─ Je ne paierai pas !!

Genre !?!

Bien sûr que si, tu paieras mon lapin ! Pense-t-elle à cet instant, sinon tu seras broyé par le système et ruiné pour rébellion…

─ Comme vous voulez Monsieur !

Dans ce cas, au bout de quarante-cinq jours, ou soixante jours par internet, votre amende sera majorée ; puis par la suite (si tu t’entêtes !) huissier de justice, commandement de payer, avis à tiers-détendeur…mais vous pouvez émettre une contestation ! »

Alors, et c’est là, LA MAGIE de ce système, le pauvre diable vociférant va devoir …PAYER

Enfin on dit « consigner » – vintage presque comme verbe…

Consigner le montant plein de ladite contravention pour pouvoir râler. Son petit formulaire se noiera dans le flot des 300 000 demandes analogues reçues chaque année. Bien évidemment, il y a fort à parier qu’il se verra recevoir une jolie lettre officielle de refus portant le sceau de notre belle République, l’informant que sa consignation est transformée en paiement définitif et que son permis de conduire est débité du nombre de points correspondant à sa pénitence – 112 au lieu de 110, pardon mais non ! c’est impardonnable, espèce de chauffard !

Le type semble hésiter mais Juliette, aguerrie à ce genre d’exercice, sent la colère qui gonfle chez lui, qui tend de plus en plus sa voix de petit sexagénaire gaulois – dit merci d’une voix étouffée de rage et raccroche d’un coup sec. Pas de pleurs, pas d’insultes…

Wouaww – quelle douce journée ! songe t’elle intérieurement

Et tandis que cette ruche s’anime dans une effervescence routinière, chaque abeille à sa place, casque visé sur les oreilles, elle continue sa journée monotone, n’écoutant déjà plus que d’une oreillette les différentes lamentations au bout du fil.

Chaque phrase de son interlocuteur déclenche une réponse récitée par cœur dans un script défini :

Phrase d’accueil

Questionnement

Reformulation (ça elle a du mal Juliette – c’est, selon elle prendre les gens pour des abrutis)

─ si j’ai bien compris : vous souhaitez contester / recevoir la photo du flash ? ….

Euh ben oui ! c’est ce que je viens de dire !

(Elle est conne ou quoi ??) mais… c’est dans la grille d’appel donc elle débite ses phrases obligatoires pour ne pas voir sa prime fondre encore comme neige au soleil, en modifiant cette question redondante en phrase d’introduction de sa…

Réponse

Prise de congés

─ Est-ce que tout est clair pour vous ? Sous-titre : Est -ce que c’est BIEN clair pour toi, gros naze que tu l’as dans le baba ?

Et on remercie de l’appel, bien sûr – à cinq cents par minute on peut au moins dire merci…

– NEXT-

─ Juliette, à votre écoute, bonjour, que puis-je pour vous ?

Cent fois par jour au minimum, Cent cinquante fois pour obtenir une prime de quelques cacahuètes.