La toile d’araignée

C’est comme une menace qui enfle et se rapproche inexorablement. Une ombre masquée qui semble me savoir par cœur, connaître ma famille de l’intérieur, qui paraît nous observer au sein même de notre intimité et se niche au creux de cette fragilité que je croyais pourtant avoir appris à dissimuler, depuis longtemps.
Les coups semblent pleuvoir de toute part, à travers mes écrans ; aucun logiciel ne vient à bout de cette infestation quand je scanne ce fichu ordinateur. A chaque fois que je pense avoir gagné, avoir éliminé le virus ou au moins l’avoir mis en quarantaine, les messages reprennent de plus belle sur le téléphone qui ne quitte presque jamais. Le danger est partout tout autour.
Alors, durant ces quelques minutes d’accalmie, suspendues entre la tonitruance des journées et les nuits silencieusement terrifiantes, j’ai seulement envie de me laisser bercer, un instant, par la respiration sereine qui vient de l’oreiller juste à côté.
Une douce lumière orangée que diffuse une délicate lampe en cristal de sel ouvragée, tamise la chambre. Parce que… depuis de nombreuses années, je me tétanise dans l’obscurité, jusqu’à suffoquer. J’ai besoin de cette lueur salvatrice, comme un phare dans les ténèbres qui menacent de m’ensevelir, comme une bouée qui m’empêche de me noyer dans le noir, berceau de mes cauchemars embusqués.
Au fur et à mesure, tandis que la vie réelle reprend ses droits et que le brouillard du sommeil se dissipe peu à peu, je ressens intérieurement l’heure du réveil se rapprocher et me force à ouvrir les yeux à contrecœur, pour chercher l’horloge du regard. Ils me brûlent, encore ensablés, alors que doucement se dessinent des formes intruses dans mon refuge domestique.
J’en sais chaque contour, chaque angle et chaque rondeur mais ce matin, un indéfinissable pressentiment m’enserre la poitrine sans que je ne puisse le définir, alors je fais papillonner mes paupières, pour les ouvrir en grand et distingue enfin, un océan de fleurs colorées qui s’étale dans l’exiguïté de la pièce. Une étendue blanche et violette de Phalaénopsis, mes orchidées préférées disposées sur la table de chevet, la coiffeuse, l’armoire, jusqu’à la porte d’ordinaire verrouillée de l’intérieur, dangereusement entrebâillée ce matin-là… L’alarme silencieuse qui s’est allumée dans mon esprit quelques secondes plus tôt s’intensifie encore tandis qu’une décharge électrique parcourt chacune de mes terminaisons nerveuses.
Piquée à vif, sonnée, je me redresse sur les coudes, balaie chaque centimètre de la chambre et découvre de délicats paquets cadeaux dorés, dissimulés parmi la multitude de tiges fleuries. Assommée par la fatigue nerveuse des derniers mois, je peine à comprendre et tend la main pour toucher la peau nue du bras voisin qui dépasse de la housse de couette en broderie anglaise, comme pour m’y amarrer, comme pour obtenir des réponses dans cette réalité absurde. Mais mon portable se met à vibrer et je suspends ce geste pour pivoter sur les coudes, me pencher vers le sol et attraper à l’aveuglette ce maudit téléphone avant que la sonnerie ne se déclenche.
Mais au lieu de rencontrer la texture froide et rigide, attendue en de pareilles circonstances, mes doigts frôlent quelque chose de mou et chaud. Un cri perçant se bloque dans ma gorge et m’étouffe presque tandis que mon sang se glace et me pétrifie instantanément en statue de sel. Posée à deux centimètres de l’écran qui s’affole, une main puissante, comme prise sur le vif, en flagrant délit de fourberie, semble sortie de nulle part pour s’introduire dans ma bulle protectrice improvisée…