Le propriétaire de l’appartement, ancien militaire à la retraite semble se prendre d’affection pour le petit bout de femme qu’il voit en moi, vivant seule avec une jeune enfant et travaillant courageusement au service de la république. Immédiatement, le bail est signé, sur le comptoir hors d’âge de la cuisine. Fleur et moi pourrons emménager d’ici quinze jours, le temps de rafraîchir la décoration veillotte et datée.
En sortant de ce petit immeuble des années soixante, c’est comme si je volais sur le trajet de la crèche, comme si j’étais déjà protégée par les murs que je venais à peine de quitter et qui laissaient leurs empreintes bienveillantes sur moi. Pourtant, lorsque pénètre dans l’appartement « familial » avec Fleur accrochée à mon cou comme un koala et que nous nous retrouvons toutes deux face à William, une chape de plomb nous englobe instantanément. L’ambiance est lourde, grave, pesante, l’air semble tout à coup irrespirable.
En attendant l’arrivée de Johana qui arrive tard les soirs où elle vient passer la nuit, j’esquive tout contact avec lui et enchaîne, bain, repas, pyjama et comptine en gardant un œil sur la pendule. Lorsque je vois les paupières de la petite papillonner puis se fermer, je reste encore, m’installe tout près du lit miniature pour respirer la quiétude de l’enfance, oublier les simagrées de mon mari et la présence menaçante qui épouse son ombre. Tandis que je contemple les traits apaisés de l’amour de ma vie endormi, Will se faufile dans la chambre et s’assoit face à moi, sans un bruit. Je ne dis mot et l’observe, méfiante, sur le qui-vive, m’attendant à une nouvelle supercherie, une énième fourberie, venant de lui ou de « l’autre », L’anonyme qui déverse sur nous son fiel diaboliquement efficace à travers ses écrans machiavéliques. Il ne prononce aucun son, évite mon regard et semble guetter quelque chose, quand soudain, la poche arrière de mon jean vibre, je me fige.
Will s’empare lui aussi de son propre téléphone qui s’est manifesté de concert et y déchiffre un message. A mon tour, je déverrouille d’un doigt l’écran qui éclaire ces mots qui me révulsent le cœur à chaque fois. Toujours le même type de texte court, lapidaire, la même terminologie, avec cette menace qui ne dit pas vraiment son nom mais qui est de plus en plus palpable, comme un étau qui se referme doucement mais sûrement.
Au bout d’interminables secondes, William souffle d’une voix étranglée :
— Tu étais où Juliette, tout à l’heure ?
— J’te demande pardon ?
— C’est le message que j’ai reçu « demande-lui où elle était ce soir… »
— Je suis allée visiter un appartement pour moi, William…
Il se tait de nouveau sous le choc de l’uppercut verbal, surpris que je ne cherche pas à maquiller la vérité, encaisse, déglutit puis sort de la chambre, le regard braqué au sol.
Une fois ma subite tachycardie apaisée, je lis la dernière missive reçue :
« Je sais ce que tu as fait ce soir ma belle… très joli comme endroit, il ne se doute pas l’autre affreux, si ? »
Et soudain, c’est tout le décor qui se met une nouvelle fois à tanguer, à vaciller tout autour et toujours cette question comme un refrain entêtant :
« C’est qui ce type, bordel ? »