Ses pieds absorbent le choc, plus violent quand même que ce qu’elle imaginait.
Une de ses chevilles a morflé mais qu’importe, elle entre en courant dans le bar, quelqu’un l’interpelle, elle ne répond pas et trace, à bout de souffle.
Ses yeux continuent de pleuvoir, tandis qu’elle court dans les rues biarrotes jusqu’au porche de la veille. Mais était-ce seulement la veille ? Ou il y a une centaine d’années ? Elle ne sait plus…
Juliette tente de contrôler les tremblements de ses membres et effacer les coulures de son maquillage, remet de l’ordre dans sa tenue, ajuste sa robe restée intacte, referme sa fine chemise. Et s’aperçoit qu’elle a oublié sa petite culotte…cette simple idée fait renaître le flot des larmes qui venaient seulement de se tarir un peu. Elle pense à ce petit bout de coton blanc fleuri qui ne lui avait pas servi de rempart contre l’ignominie mais qui fera peut-être office de sordide trophée aux loups qui lui ont volé son innocence.
Prostrée sous son porche d’accueil, elle regarde le ciel, comme pour trouver dans la blancheur immaculée des nuages d’été, d’impossibles réponses à l’inexcusable.
Elle se sent poisseuse, tachée de leurs peaux, puante de leurs odeurs, comme recouverte d’une boue fétide et collante. Même le simple fait de respirer lui fait mal. Sa peau la démange, la brûle comme sous la morsure d’innombrables parasites invisibles. Se laver comme une nécessité d’urgence absolue pour noyer l’affront, la violence, la douleur, se doucher…et oublier.
Alors, Juliette tente de puiser la force qu’il lui reste, peut-être planquée dans un atome de ce corps meurtri, pour rentrer chez ses parents. En priant pour qu’ils ne posent pas de questions, qu’ils ne voient pas sur elle la marque du déshonneur et de la honte.
Elle n’aurait pas la force d’affronter un nouvel interrogatoire ou la suspicion de leurs regards.
Par « chance » elle est seule…
Elle se glisse dans la salle de bain, fait couler l’eau jusqu’à ce qu’elle en soit brûlante, à la limite du supportable et finit par se laisser glisser, sous ce flot continue, le long de la paroi tant ses jambes refusent de la porter davantage. Soudain, elle entend, à travers le brouillard qui l’habite désormais, ses parents et sa sœur parler dans le salon.
Elle voit sa robe et sa chemise jetées au sol, près de la douche, comme armes du crime et mobiles à la fois. Un goût de bile mêlé de sang inonde sa bouche, à force de se mordre les lèvres en un tic, qu’elle n’avait pas hier.
Son corps cramoisi brûle et gratte encore, mais la température de l’eau chute et n’anesthésie plus rien.
Elle regarde ses cuisses, griffées, rougies par des égratignures qu’elle a dû s’infliger à force de frotter cette peau coupable de n’avoir su se défendre, se battre ou s’enfuir.
Et puis quelle idée d’aller dans cette chambre d’hôtel ! Juliette ! c’est ta faute, bordel, martèle sa petite voix, mauvaise, t’es vraiment trop conne, ils ont dû croire que tu y allais pour ça.
Ses parents s’impatientent, sa mère crie à travers la porte :
─ Juliette, à table ! Garde de l’eau pour les autres !
Les mots se fraient un chemin laborieux dans le tourbillon oppressant sa boite crânienne. Manger ? Pour quoi faire ? Servir de carburant à un corps qui ne sert plus à rien ? Comme un spectre évanescent, elle sort de la cabine de douche, s’habille au hasard de ce que ses mains inutiles trouvent dans son placard de substitution et y planque, tout au fond, sa robe accusatrice.
Elle s’occupera de la brûler plus tard, dans les vestiges d’un feu sauvage sur une plage plusieurs années plus tard.