Deux heures plus tard
Arrivée sur ce parking sinistre et uniformément gris, je claque la portière de mon carrosse personnel, en dessinant un sourire sur mes lèvres carmin et avance d’un pas déterminé vers le tourniquet du premier sas d’entrée du bâtiment haute sécurité dans lequel je travaille depuis plusieurs années. Au moment précis où je fais glisser mon badge magnétique sur le lecteur, je pivote légèrement pour adresser un regard qui se veut confiant à Johana, qui de l’autre côté du parebrise me renvoie un clin d’œil gracieux, avant de faire crisser ses roues sur le gravier et filer au loin.
L’observant un bref instant, je m’efforce de respirer profondément, consciente qu’une longue journée m’attend. Je sais qu’elle peut me réserver de sales surprises, des maux au cœur, des mots de haine mais que viendra l’instant où je retrouverai enfin la petite, déposée plus tôt à la crèche et Johana mon ange gardien déguisé en pin-up. Elle et moi, nous sommes rencontrées au centre d’appel du contrôle automatisé et nous sommes instantanément devenues complices, proches presque comme des sœurs…enfin même plus que des sœurs quand on voit les relations que j’entretiens avec la mienne !
Toujours présentes l’une pour l’autre, dans les bons comme dans les mauvais moments et même si Johana a depuis longtemps posé sa démission, nous continuons à nous retrouver dès que possible, à nous téléphoner tous les jours, comme si rien ne changerait jamais. Aussi, quand à mots couverts, elle avait perçu que je lui cachais ce que j’endurais depuis quelque temps, elle avait pris la décision de ne plus me lâcher d’une semelle tant que je ne serais pas en sécurité loin de Will, malgré sa propre aversion pour lui.
Elle n’avait jamais pu le sentir de toute façon. Depuis leur première rencontre, elle soupçonnait qu’il ne dissimule son vrai visage et pressentait que derrière ses sourires pincés se cachait une âme damnée. Elle était là lorsque je doutais de la légitimité de ce mariage de raison, pour éponger les pleurs et les angoisses de la triste mariée que j’étais et qui, à force d’appétit coupé et de nausée perpétuelle, semblait nager dans sa jolie robe ivoire et rouge devenue bien trop grande pour elle.
J’entrevois chaque contour de tous nos souvenirs communs, lorsqu’elle pose ses yeux bleu azur dans les miens. J’y décèle la silhouette de ma couturière paniquée, quelques jours à peine avant la cérémonie, de devoir retoucher l’intégralité du bustier qui ne m’allais plus depuis une dizaine de kilos.
J’y revois la veille de la noce, lorsque nous étions assises toutes deux, sur le parvis du château ou allait se dérouler la soirée, dans un climat suffocant à enchaîner cigarette sur cigarette tandis que je luttais de toutes mes forces contre l’envie impérieuse de courir chercher Fleur endormie à l’étage et m’enfuir au loin. Je la ressens assise à côté de moi sur la banquette arrière quand la voiture de mon père avait failli finir dans le décor sur la route de la mairie et lorsque je me sentais flotter tel un spectre évanescent, le visage de marbre, les traits tirés, parmi les invités qui semblaient ne rien remarquer. Elle m’avait regardé hésiter longuement devant Madame le Maire, s’accrochant aux regards de nos amies réunies, comme pour puiser en elles, la force de dire non, et puis finalement, j’avais répondu « oui » du bout des lèvres, comme une idiote ou une lâche peut-être.
Ensuite, elle m’avait vu feindre le bonheur, afficher un sourire de circonstance, écouter des vœux de félicité auxquels je ne croyais même pas. Elle m’avait suivi en courant lorsque je m’échappais dans les couloirs du château de Juvardeil, en catimini, pour vomir mes tripes, puis me relever dignement, repeindre mes lèvres en rouge sang et redescendre, majestueuse, dans ma robe de princesse pour me mêler à la foule. J’ai toujours su faire semblant, c’est peut-être ce qui m’a sauvé.
Enfin, elle était là, lorsque la figurine de notre couple en porcelaine, à peine posée sur une étagère de notre appartement, s’était fracassée à terre, alors qu’aucun souffle d’air ne traversait la pièce, décapitant net le marié, en un sombre présage que l’on refuse de lire.
Il y avait beaucoup trop d’ombres, beaucoup trop de signes précurseurs d’un désastre annoncé autour de cette union, et pourtant, j’avais pris la décision de l’épouser quand même. Avec le recul, cela parait dingue mais je m’étais convaincue que c’était la seule chose à faire.